Ixcanul

Le Festival de Berlin s’enflamme pour un volcan

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Aléas et imprévus

Pour dénicher une perle rare en ce premier week-end berlinois, il fallait aller fureter du côté du cinéma… guatémaltèque. Présenté en compétition, Ixcanul, a été réalisé par Jayro Bustamante. Né en 1977 au Guatemala, ce cinéaste avait fait (un tout petit peu) parlé de lui lorsqu’il avait présenté il y a deux ans Cuandu Sea Grande au festival du court-métrage de Clermont-Ferrand. Et aujourd’hui ce premier long-métrage, applaudi à l’issue de la projection de presse.

Maria, l’héroïne du film, est une jeune fille de 17 ans. Elle vit avec ses parents dans une petite maison sans eau ni électricité et travaille avec eux dans une plantation de café. Son idée fixe : partir loin, là-bas, de l’autre côté du volcan qui surplombe le village. En attendant, il faut survivre. Déjouer les projets de ses parents qui aimeraient bien la voir épouser Ignacio, le propriétaire de la plantation. Convaincre son ami Pepe de partir avec elle aux Etats-Unis.
Mais rien ne se passera comme elle l’aurait souhaité. Elle tombe enceinte de Pepe, mais ce jeune coupeur de café partira sans elle. En voulant éradiquer les serpents qui pullulent dans la plantation, elle se fait mordre avant d’être transportée en urgence par Ignacio à l’hôpital de la ville. Il faudra en définitive que Maria touche du doigt le fond de l’horreur – son bébé a tout simplement « disparu » – pour qu’elle aperçoive, enfin, une lueur d’espoir. Aussi imparfaite, aussi injuste soit-elle, sa vie vaut tout de même d’être vécue.

Audace formelle

Pour son premier long-métrage, Jayro Bustamante fait preuve d’une audace formelle assez stupéfiante. Sa science du plan séquence, en particulier, ferait pâlir de jalousie bien des cinéastes chevronnés. Qu’il s’agisse de cette scène où l’on voit une truie gravide prendre une cuite au rhum, ou de ces magnifiques séquences à flanc de volcan, sa maîtrise du cadre est impressionnante. Une maîtrise que l’on retrouve également dans le long plan nocturne qui voit Maria se donner à Pepe contre une balustrade en bois. Ou encore dans ces scènes de bains de vapeur que Maria et sa mère prennent ensemble, nues, lovées l’une contre l’autre.
La plupart des acteurs parlent la langue des Cakchiquel, ces Mayas vivant dans les montagnes de l’ouest de Guatemala. C’est peu dire qu’ils sont remarquables, à commencer par Maria Mercedes Coroy (Maria).
Par-delà son propos éminemment politique, Ixcanul est un film d’une universalité bouleversante. Dans les deux plans serrés face caméra qui ouvrent et terminent le film, Maria nous observe, avec un regard fixe qui dit nous vivons tous au-dessous du volcan.
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• Le Monde.fr | 07.02.2015 à 22h37 | Par Franck Nouchi

Maria pleine de cendres

Ixcanul, la révélation guatémaltèque signée Jayro Bustamante
On sent le procès qui pourrait être fait à cet admirable Ixcanul, un des rares films guatémaltèques que nous connaissions et dont l’action se déroule parmi les Cakchiquel, une communauté maya des montagnes de l’ouest: celle de world cinema, formaté et aseptisé comme du fast food, de façon à être exploité et commercialisé n’importe où. Ce serait injuste. Ixcanul ne ressemble à rien de connu. La splendide texture d’image est déjà inédite : grumeleuse, lourde, noire, dense, elle semble avoir été noircie, imprégnée des cendres et des vapeurs de soufre du terrible volcan Ixcanul au flanc duquel vit la toute jeune Maria avec son père et sa mère. Pour les satisfaire, Maria doit épouser le propriétaire terrien de l’exploitation agricole où ils travaillent. Mais la jeune fille tombe enceinte d’un enfant de son âge. Le mariage est annulé et Maria doit expier ses fautes. Bustamante invente des images ingénieuses pour camper cette histoire vieille comme le monde de l’esprit Cakchiquel : dès l’ouverture, il filme en long planséquence une truie saoulée au rhum pour la faire forniquer. Le nez dans la terre sombre d’Ixcanul, Maria est vendue comme du bétail. À mesure que Maria sombre, entraînant sa famille avec elle, le film dépeint une communauté paysanne tenue pour quantité négligeable. Le film décrit le parcours d’une famille pour faire valoir en vain ses droits dans une société raciste, divisée entre métis et indiens. Mais la force de ce cinéma est de se refuser à tout misérabilisme et à tout angélisme. Bustamante plonge avec sécheresse chez les Cakchiquel et enregistre les coutumes de ce monde en nous en révélant les contradictions et les impasses. Cette façon par exemple qu’ils ont de se bercer d’illusions et de croyances ancestrales auxquelles ils n’adhèrent même plus. La mère a beau chanter pour amadouer les colères du vieux volcan, la longueur du plan montre bien qu’elle n’y croit pas. Elle s’y attarde par ennui. Les jeunes veulent quitter leur territoire, à l’instar de Maria qui rêve de bruits, de voitures, de villes plutôt que de nature. Elle rêve tant d’Amérique qu’elle oublie la difficulté pour y parvenir. Jamais elle ne parle de la traversée si rude du Mexique sur des trains de marchandises contrôlés par des brigands et les narcotrafiquants. Le moindre plan taiseux ici montre l’espoir et la chute. Quand Maria et Pepe s’unissent, ils s’accouplent en silence contre une rambarde en bois. À chaque coup de reins maladroit, Maria manque de tomber. Il y a chez Bustamante une attention au moindre geste, pour rendre compte d’une atmosphère générale. Chacun de ses plans est sensuel, exhale des senteurs de café, de vapeurs de soufre et d’excréments. Immersion totale, complète, sensorielle donc et sociale dans un monde oublié, Ixcanul évite le reportage touristique et le traité d’ethnologie. C’est le film de Maria, qui, pour être vue et entendue, se bat contre un volcan.

Revue Transfuge Frédéric Mercier